Le vrai du fake !

Dans le roman de Thomas Mann La montagne magique, deux « intellectuels » pittoresques se querellent sur la possibilité d’« une vérité objective et scientifique ». Pour le premier (Settembrini), enfant spirituel des Lumières, de la Révolution, de l’Encyclopédie, « la loi suprême de toute morale nous incite à y tendre ». Pour le second (Naphta), « le vrai, c’est ce qui sert l’homme », « il n’y a pas de connaissance pure », « il est puéril de penser que l’Eglise a pris la défense des ténèbres contre la lumière. Elle a eu cent fois raison de déclarer répréhensible l’aspiration à une connaissance a priori, qui se dispense de respecter le spirituel et ne vise pas à assurer son salut ».

Pour Naphta, si Galilée a raison contre la scolastique, alors « le conflit intérieur de l’être humain repose uniquement sur l’antagonisme entre intérêt individuel et intérêt collectif, le but de l’Etat devient le principe de moralité ». Ce qui indigne Settembrini : « Je proteste contre cette façon d’insinuer que l’Etat moderne signifie l’asservissement diabolique de l’individu ! […]. Ce que la Renaissance et les Lumières ont conquis de haute lutte, monsieur, c’est la personnalité, les droits de l’homme, et la liberté ! ».

Cette controverse qui n’est pas sans faire écho à nos débats contemporains, expose la problématique des fake news, et celle de la valeur des informations qui fondent nos conflits d’opinion : ce qui prime, dans le jugement, est-ce la connaissance ou la croyance ?

Pour l’Eglise, nous dit Naphta, la question ne fut pas de savoir si Galilée avait raison, il était de préserver un modèle de représentation et d’ordonnancement du monde qui avait valeur de Vérité. Settembrini n’est pas davantage à l’abri de croyances et de naïvetés. Il est comme tous les utopistes de son temps : le monde à venir est un monde de paix. L’histoire le détrompera, sans invalider la marche du progrès scientifique et technique dont il est le chantre… Sa fake news à lui, c’est le bonheur universel !

Le propre d’une croyance est de ne pas reposer sur des connaissances mais sur des représentations. Elle a vocation à durer, son essence la conduit à persévérer dans son être et à digérer tout ce qui la contredit. La connaissance est relative. Elle autoproduit de la remise en question. « Lors de la Covid-19, l’exécutif doit, pour s’accréditer, faire de la science sa verticale, note Régis Debray. Problème : la science médicale est sujette à controverses, suppositions et incertitudes, par quoi justement elle est science. C’est l’inconvénient de n’avoir pour caution que du relatif et du tâtonnant, ce que n’étaient pas l’Etre suprême, la Justice et la République. Quand le transcendant lui fait faux bond, le pouvoir perd son crédit. »

Considérer que les fake news prospéreraient uniquement à la faveur d’une société ignorante et manipulée, armée de moyens de communication ultra-performants, est réducteur. Elles sont aussi, pour ceux qui les colportent, a fortiori s’ils sont abusés et sincères, une croyance, un système de défense immunitaire produit par des corps sociaux en perte d’adhérence ou en opposition à un système de valeurs institutionnalisé. On ne luttera pas efficacement contre les fake news uniquement avec des connaissances contre lesquelles elles ont appris à se défendre. Il faut aussi les destituer sur le terrain des croyances et des valeurs collectives. Là est tout l’enjeu d’une société moderne qui peine à réinventer ses dogmes.

Tribune de Vincent Lamkin, directeur associé et co-fondateur de Comfluence à retrouver sur l’Opinion : https://www.lopinion.fr/edition/politique/vrai-fake-tribune-vincent-lamkin-253946