Critique de l’indécision

Décider est-il devenu une responsabilité excessive pour des dirigeants en manque de légitimité ou de convictions, soumis aux courants d’une société de plus en plus difficile à rassembler ? La question mérite d’être posée si l’on considère les stratégies d’évitement successives déployées par l’exécutif, dont découlent des injonctions contradictoires et des communications dissonantes aux effets délétères. Car si l’indécision peut être un stade de la décision, elle ne saurait faire durablement illusion comme telle.

« J’ai entendu vos points de vue. Ils ne rencontrent pas les miens. La décision est prise à l’unanimité. » Cette fameuse phrase du Général de Gaulle nous rappelle, non sans relief, que la décision est la marque du pouvoir. Encore faut-il que le principe d’autorité qui le fonde soit reconnu et assumé par la personne qui l’incarne. Si l’indécision règne en maître sur la France, c’est que le pouvoir est fragile, et celui de trancher n’est pas sans risque.

La neutralisation de la décision se construit d’abord par le langage : c’est le fameux « en même temps » macronien, qui aspire à l’œcuménisme pour finir en bombe à fragmentation. La communication, ici, sans que l’on sache très bien ce qui est maîtrisé et ce qui relève du cafouillage, consiste à exprimer de concert une décision et son contraire : nous sommes à nouveau confinés mais ce n’est pas un confinement ; il faut composer avec des fermetures qui sont aussi des ouvertures, etc. Cette rhétorique de l’indécision dépasse le seul champ de la crise sanitaire et s’invite dans tous les sujets polémiques et sensibles : on a besoin du nucléaire mais il faudra l’arrêter ; Erdogan n’a qu’à bien se tenir mais nous ne pouvons pas ne pas dialoguer avec lui, etc.

L’indécision est aussi affaire de méthode. Une stratégie marquante déployée par l’exécutif pour se défausser sur un sujet épineux aura relevé du simulacre démocratique : ce fut la mise en scène de la Convention citoyenne pour le climat. Un tête-à-tête à huis clos avec quelques Français tirés au sort, qui discrédite un peu plus les mécanismes institués de la représentation. Dans la même veine, si l’on ose dire, l’idée d’un collectif de 35 citoyens pour suivre la stratégie vaccinale… Qui aura fait long feu.

Avec la crise sanitaire, une autre approche a finalement prévalu : l’instauration d’un Conseil scientifique. Le fantasme d’une prise de décision apolitique, objectivée, déresponsabilisée ; un pouvoir qui ne souffre plus la discussion, ni l’objection. L’indécision politique se fait décision scientifique. Ce qui n’est ni un cadeau fait à la démocratie, ni à la science.

Elle devient ainsi un nouveau marqueur de la crise démocratique. Le paradoxe est que cette indécision permanente s’exprime de plus en plus sous la forme d’un autoritarisme mou, qui mixe arbitraire et laxisme, faisant le jeu des extrêmes.

Sortir de l’indécision. Cette incapacité à décider – non à faire des « coups », qui sont eux les vrais moteurs de la décision politicienne – est assurément un mal français depuis quarante ans, et il ne cesse de s’aggraver. L’absence de ligne claire sur la durée, les atermoiements et les retournements successifs qui s’opèrent, par opportunisme, calcul ou lâcheté, ont fini par neutraliser l’enchaînement de décisions structurantes, permettant de construire ou d’accompagner des politiques publiques dignes de ce nom.

Sortir de l’indécision engage trois dimensions de l’exercice du pouvoir : la primauté des valeurs, la gestion du risque et l’évaluation.

Sacraliser des valeurs et des principes, les hiérarchiser si besoin dans l’action, s’y tenir, c’est la base du pacte républicain. Ces valeurs sont nos garde-fous et il importe d’y soumettre le sens donné à nos actes, notamment à travers notre droit, en assurant sa lisibilité, sa stabilité et son respect. Or, si nous les invoquons beaucoup, nous les trahissions énormément.

Une valeur ne protège pas, elle engage. Assumer un choix, c’est décider d’une juste prise de risque, en cohérence avec son éthique, et y engager sa responsabilité. Le problème est que le prix politique de la prise de risque (ce qui est le propre de toute gouvernance politique) est devenu trop élevé. Dans une société ultra-judiciarisée, où règne le principe de précaution à outrance, stérilisée par le politiquement correct, prime est donnée à l’inaction ou, plus subtilement, aux actions qui se neutralisent et qui brouillent les cartes.

La troisième dimension de la décision dans un régime démocratique sain, c’est l’évaluation. Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot y insiste à raison dans son traité d’art politique « Comment gouverner un peuple roi ? ». L’évaluation permet de sortir la décision d’une gangue dogmatique pour la confronter au réel et l’ajuster aux faits, pour l’inscrire dans un processus avec humilité et pragmatisme. Il n’y a pas de bonne ou mauvaise décision a priori, sinon du point de vue des valeurs qui nous guident et des résultats qu’elle donne.

On notera que les entreprises, puissances des temps modernes, n’échappent pas à ces enjeux politiques (valeurs, vision, évaluation) ; cette grille de lecture s’applique à elles aussi, qui plus est à l’heure où elles sont attendues de pied ferme sur le terrain de leurs engagements sociétaux.

Tribune de Vincent Lamkin, directeur associé et co-fondateur de Comfluence à retrouver dans l’Opinion : https://www.lopinion.fr/edition/politique/2022-sauveur-grands-partis-alors-quoi-tribune-vincent-lamkin-240598