Antispécisme : quand la cause animale envahit les rayons des librairies

Il n’est pas toujours évident de mesurer l’influence. Certes, nous disposons de KPIs toujours plus précis qui permettent d’évaluer des taux d’engagement ou des taux de pénétration. Mais comment mesurer la force d’une idée et son pouvoir de séduction ? La culture, que nous consommons quotidiennement en allant voir un film au cinéma ou en achetant un livre en librairie, est sans doute le meilleur indicateur dont nous disposons puisqu’elle conjugue à la fois les tendances intellectuelles du moment (quels sont les sujets les plus en vogue auxquels se confrontent écrivains, essayistes ou cinéastes ?) et les tendances de marché (quelles sont les thématiques sur lesquelles espèrent capitaliser un éditeur ou un producteur ?).

Un petit tour dans les salles obscures et dans les rayons des librairies nous permet ainsi de mesurer l’influence croissante de la cause animale : longtemps cantonnée dans aux milieux universitaires ou limitée à quelques cercles militants, la question de la libération animale s’installe en effet peu à peu dans la culture populaire. 

Le film d’animation des studios Blue Sky, Ferdinand, sorti en décembre 2017, raconte l’histoire d’un taureau de combat qui cherche à échapper au sort que lui réserve l’arène. Mais le réalisateur va plus loin : dans une scène, le taureau Ferdinand cherche à sauver un de ses camarades bovidés de la boucherie. Le film amène alors les spectateurs jusque dans un abattoir dont l’apparence, à l’image, n’est pas sans évoquer les fours crématoires des camps d’extermination nazis. Jusqu’alors, les dessins animés se contentaient de dénoncer la cruauté inutile des hommes envers les animaux : c’est désormais un nouveau seuil qui est franchi. Si l’industrie culturelle se fait le relais des discours abolitionnistes, c’est parce que les discours prônant le végétarisme ou dénonçant l’exploitation animale sont devenus consensuels. Pour preuve, Guillaume Canet, le réalisateur du nouvel opus des aventures d’Astérix et Obélix dont la sortie est prévue d’ici la fin d’année, a ainsi révélé que « Astérix, déjà un peu végan, fera des remontrances à Obélix sur sa consommation de sangliers ». Même les irréductibles gaulois ne sont plus insensibles à la cause animale.

Le monde de l’édition a connu semblable évolution au cours des dernières années. L’édition française accueille en effet un nombre croissant d’ouvrages qui accordent une place centrale à la défense de la cause animale. De nombreux auteurs, souvent nés dans les années 1980, ont fait de cette thématique le cœur de leur réflexion littéraire et politique. La parution outre-Atlantique de l’ouvrage du célèbre écrivain américain Jonathan Safran Foer (né en 1977) Faut-il manger les animaux[1] marque sans doute l’entrée massive de ce sujet dans les rayonnages des librairies. Paru en 2009 et traduit en français dans la foulée, ce manifeste est une véritable référence pour de nombreux végans. L’actrice Nathalie Portman soutient que la lecture cet ouvrage a transformé la végétarienne qu’elle était jusqu’alors en une militante convaincue de la cause animale. 

L’année 2010 aura été marquée par la parution du roman de Tristan Garcia (né en 1981), Mémoires de la jungle dont le narrateur est un chimpanzé doué de parole, Doogie, qui évolue dans un monde dévasté par la pollution, les guerres et les famines que l’homme a rendu inhabitable. Ce philosophe et romancier reconnu publie en 2019 Âmes. Ce premier tome d’une histoire de la souffrance raconte l’histoire de quatre âmes, animales et humaines, qui se réincarnent à travers les époques, du Néolithique jusqu’à nos jours. L’écrivain et militant de la cause animale Vincent Message (né en 1983), a publié en 2015 Défaite des maîtres et possesseurs. L’auteur imagine que dans un monde futur les êtres humains tombent sous le joug d’extra-terrestres qui leur font connaître un sort analogue à celui des animaux. Les extra-terrestres divisent ainsi l’humanité en plusieurs catégories : « humains de compagnie », « humains de travail » et « humains d’élevage ». 

Au cours des années suivantes, le sujet a acquis une ampleur médiatique. En 2012, le journaliste antispéciste Aymeric Caron devient un chroniqueur régulier de l’émission On n’est pas couché, qui offre une tribune de premier rang à la cause animale. Il publiera par la suite plusieurs essais, tous consacrés à la question animale, contribuant ainsi à en faire un sujet de société : No Steak en 2013, Antispéciste : réconcilier l’humain, l’animal, la nature en 2016 et Vivant : de la bactérie à Homo ethicus en 2018. Il est accompagné dans sa démarche par le journaliste Franz-Olivier Giesbert qui publie en 2014 deux ouvrages sur le sujet, L’animal est une personne : pour nos frères et sœurs les bêtes et Pour les animaux, manifeste. L’auteur à succès Isabelle Sorente publie en 2013 180 jours, soit la période de « temps qui sépare la naissance d’un porc de sa mort à l’abattoir. » En 2015, c’est au tour du philosophe bouddhiste Matthieu Ricard de faire paraître un Plaidoyer pour les animaux. Signe que le sujet a acquis une légitimité intellectuelle mais aussi une dimension grand public, la célèbre collection Que sais-je ? des Presses universitaires de France accueille dans son catalogue depuis 2017 un ouvrage consacré à la question du véganisme, signé par Renan Larue, un philosophe de référence sur l’antispécisme, et Valérie Giroux. 

En 2016, l’écrivain végétalien et membre de l’association L214, Jean-Baptiste Del Amo (né en 1981), fait paraître le remarqué Règne Animal. Cet ouvrage, finaliste de l’édition 2016 du Prix Goncourt retrace l’évolution d’une exploitation familiale au cours du XXe siècle. Sous l’effet du progrès technique et des transformations de la société, la ferme familiale va progressivement devenir un gigantesque élevage porcin, le paysan un industriel et les animaux de la ferme une simple matière première exploitée toujours plus intensément. Jean-Baptiste Del Amo ne s’est pas limité à ce seul ouvrage pour défendre la cause animale. En 2017, il publie L214, une voix pour les animaux, dans lequel il retrace l’histoire de l’association et dresse des portraits de militants. La même année, paraît également sous son nom Comme toi, un ouvrage à destination des enfants dans lequel il souligne notre proximité avec les animaux. 

Dernièrement, la littérature animale a continué à s’enrichir avec la parution du premier livre du journaliste Hugo Clément (né en 1989), Comment j’ai arrêté de manger les animaux. Camille Brunel se lance également dans l’écriture avec le roman La Guérilla des animaux, paru en 2018, racontant la progressive conversion d’un jeune français baudelairien qui devient un fanatique de la cause animale. Cet ouvrage sera suivi d’un second paru en 2020 et intitulé Après nous les animaux, contant l’aventure d’animaux de cirque embarqués dans un bateau par les derniers hommes vivants en 2086 après qu’une série de pandémies ait dévasté l’espèce humaine. Le romancier Gil Bartholeyns dans Deux kilos deux (2019) dresse le portrait d’un vétérinaire qui intervient dans un élevage industriel de poulet. Toujours sur la même thématique, Lucie Rico (née en 1988) publie chez POL un Chant du poulet sous vide. On signalera également la parution en 2019 du roman pour adolescents Veggie tendance Vegan, racontant l’histoire de Chris qui tombe sous le charme de la nouvelle du lycée, Mallory, jeune fille, végétarienne, slameuse et youtubeuse, engagée dans la lutte contre les violences faites aux animaux : pour se rapprocher d’elle, il décide de devenir végétarien. 

Les enfants et jeunes adolescents constituant un véritable enjeu d’influence sur le long-terme pour les abolitionnistes, la littérature de jeunesse accueille de nombreux ouvrages les sensibilisant dès le plus jeune âge à la cause animale. La romancière Aurélie Valogne publie ainsi en 2020 une histoire pour enfants, Le loup qui aimait les carottes, racontant les aventures de Petit Loup qui prend peu à peu conscience qu’il n’aime pas la viande. Les éditions Glénat ont fait paraître Le cri du homard en 2020 racontant l’histoire de la jeune Aurore qui prend conscience des conséquences et méfaits de l’élevage intensif de homards sur l’environnement. La littérature jeunesse a surtout été marquée par le roman de Jean-Claude Mourlevat, Jefferson : le jeune hérisson Jefferson accompagné de son ami le cochon Gilbert mène une enquête sur l’assassinat de M. Edgar qui les conduira dans le monde des humains et les opposera aux terribles hommes de main de la Société des abattoirs. Véritable succès de librairie dès sa sortie en 2018, ce livre a notamment obtenu le prix ALMA en 2021, la récompense la plus importante en littérature de jeunesse au monde. 

Enfin, les amateurs de livres de cuisine auront noté que cette catégorie de livres connaît un profond bouleversement ces dernières années. Les chefs cuisiniers ou pâtissiers sont toujours plus nombreux à partager leurs recettes. Et les rayonnages accueillent toujours plus d’ouvrages, plus ou moins anonymes, consacrés aux cuisines du monde, à la mixologie ou aux arts de la table, aux régimes de toutes sortes, etc. Bien entendu, la cuisine d’inspiration végane n’est pas en reste. Si l’exhaustivité en la matière est impossible, tant les références pullulent, citons deux ouvrages emblématiques. Le cuisinier youtubeur Sébastien Kardinal a ainsi écrit un manuel, au titre pour le moins intriguant et paradoxal, Ma petite boucherie végane, L’objectif ? « reproduire le goût et la texture de la viande avec des végétaux uniquement, pour une alternative plus saine et éthique, c’est le pari des auteurs[2] » promet la quatrième de couverture qui propose de créer des ersatz de merguez, de jambon blanc, de steak au poivre, de tartare ou d’escalopes à la moutarde. Dans un autre ouvrage intitulé À la française, la tradition façon végan, Kardinal revisite les grands classiques de notre gastronomie. Véritable acte de militantisme, il propose un Bourguignon ou une blanquette sans produits d’origine animale. 

La cause animale, l’abolitionnisme, la promotion du végétarisme voire du véganisme, sont bien plus que de simples sujets de société. Ce sont désormais de véritables phénomènes économiques qui n’affectent pas seulement l’industrie agroalimentaire mais contribuent à redessiner l’industrie culturelle. C’est toute notre consommation et nos possibilités de consommation qui s’en trouvent peu à peu transformées.


[1] Jonathan SAFRAN FOER, Comment j’ai arrêté de manger des animaux, Editions de l’Olivier, 2011
[2] Sébastien Kardinal Ma Petite boucherie végane, 2016, éditions La Plage