« La France est assez exemplaire sur la RSE »
Juriste, sociologue et politiste de formation, Vincent Lamkin co-dirige l’agence Comfluence qui élabore des stratégies d’influence pour les entreprises et organisations.
Vous dirigez l’agence de communication et d’affaires publiques Comfluence. Dans quelle mesure intégrez-vous la RSE dans vos activités ?
Notre première responsabilité est inhérente à la légitimation sociétale de notre activité : c’est l’intégrité et l’éthique que nous devons garantir à nos clients dans nos pratiques. C’est un point sur lequel nous ne transigeons pas. Je suis frappé de voir combien de grandes entreprises qui veulent se montrer exemplaires sur ce terrain travaillent avec des agences ou des sociétés de conseil qui sont sous les feux des projecteurs pour des faits qui mettent en cause leurs pratiques internes ou externes. Quand on prétend défendre l’image d’un dirigeant ou d’une organisation, il faut commencer par faire ses preuves. Le spin doctor sulfureux a fait son temps et c’est très bien ainsi. Nous sommes aussi très attentifs au bien-être de nos collaborateurs, à leur qualité de vie au travail, au respect de leur vie privée, à tous les équilibres, humains et culturels, qui font la justesse d’un collectif. Mais de tout cela nous ne faisons pas un argument de vente.
Consacrée par la loi PACTE (2019) qui entend concilier entreprise et valeurs sociétales telles que l’écologie, la RSE est-elle suffisamment ancrée dans la société française ?
La RSE procède d’un mouvement de fond bien antérieur à la loi PACTE. On parle d’entreprise citoyenne depuis les années 80… La RSE est le fruit de deux dynamiques qui se nourrissent l’une l’autre : les actions que les entreprises engagent proactivement et pragmatiquement pour répondre à de nouvelles exigences – ou opportunités – sociétales et économiques, et les dispositifs légaux par lesquels les États encadrent et « moralisent » la vie des entreprises, en lien avec les valeurs et les enjeux de l’époque.
Qu’est-ce que la RSE, si l’on retire toute la mousse qu’il y a autour ? C’est la somme des principes inhérents à la durabilité d’un modèle d’activité, considéré – et c’est ce qui est nouveau – dans le temps long et dans son écosystème le plus large possible. C’est ce qui fait que l’innovation est au cœur de toute RSE, pour apporter des réponses inédites et pertinentes à des enjeux sociétaux. C’est à ce niveau que nous devons savoir faire, en France, des choix stratégiques pour notre avenir industriel et technologique. Il faut tout à la fois penser loin et agir vite. C’est le paradoxe de notre époque, qui est sommée de vivre dans l’avenir, de se projeter, et qui vit dans l’urgence, le court terme.
En France, les entreprises subissent une forte pression, à la fois sociétale et politique. Notre pays est assez exemplaire – trop disent certains –, en Europe et dans le monde, sur beaucoup des sujets qui entrent dans la RSE, sur le plan social, sur le plan environnemental… Et il serait absurde de chercher à culpabiliser les Français sur ce terrain.
L’émission de C02 par habitant est presque deux fois plus élevée en Allemagne qu’en France, et l’on sait que cela est le fruit de choix industriels que la majorité des écologistes a longtemps considéré comme contraires à la cause environnementale. On en revient à la question de l’innovation. La RSE, c’est le progrès moins ses externalités négatives. Comment garder l’un et limiter les autres ?
Le risque, donc, c’est de croire que l’on fait de la RSE quand on se tire juste une balle dans le pied. La question agricole est emblématique à ce titre. En Europe, on risque de passer de la PAC au SAC, c’est-à-dire au suicide agricole commun ! Les prévisions des premières études sérieuses sur la stratégie agricole européenne à l’horizon 2030 – Farm to fork – sont inquiétantes : elles laissent craindre des baisses drastiques des productions et une hausse des importations pour un bénéfice environnemental anecdotique. Cela est préoccupant pour la France, champion agricole en perte de vitesse, comme l’attestent nos importations massives de fruits et légumes. La balance commerciale en céréales de l’UE, excédentaire de 22 millions de tonnes, pourrait plonger dans le rouge. Le déficit en fruits et légumes, lui, ferait plus que doubler. Quant aux économies de CO2, elles seraient pour moitié déplacées dans des pays tiers qui deviendraient nos fournisseurs et pour moitié « compensées », si l’on peut dire, par les rejets de carbone des nouvelles affectations des terres. Je pourrais aussi évoquer, sur ce rapport innovation-environnement, les débats houleux en France sur les nouvelles techniques de sélections variétales…
La communication de crise, notamment pour accompagner un plan social, accentue-t-elle la défiance des Français envers l’entreprise?
Si la communication accentue la défiance, alors c’est une crise de la communication… Mais avant la communication, il y a la crise elle-même… Si celle-ci, par sa nature même ou par des effets collatéraux, révèle un manquement grave d’une entreprise ou d’un dirigeant ou un comportement inadéquat, la défiance sera évidemment élevée. D’où l’importance de toujours bien canaliser ses prises de parole et l’argumentation de ses décisions, en considérant tous les faits qui font contexte, afin de ne pas se laisser dépasser par la communication.
La bonne gestion de crise ne consiste pas à minimiser la crise mais à maximiser la relation de confiance, à mettre sur la table le plus d’éléments possibles, à partager les coulisses de la décision autant que possible. Or, le premier réflexe, c’est souvent de chercher à éteindre la crise en l’étouffant, en la minimisant à huis clos. L’effet produit est inverse, surtout à l’ère des réseaux sociaux : on génère de la défiance car on laisse à penser que l’entreprise se sent d’autant plus coupable qu’elle tend à dire « circulez y’a rien à voir ». Cela est vrai pour toute crise, y compris pour un plan social, même si un plan social, c’est un cas très particulier puisqu’il est décidé par l’entreprise. Il n’y a pas d’effet de surprise. La crise est possiblement en germe dans la décision mais l’entreprise a un coup d’avance en regard d’une crise « traditionnelle ».
Vous défendez le rôle de l’intelligence économique. Comment définiriez-vous cette notion ?
Les entreprises ont deux responsabilités : agir loyalement dans la cité, parce qu’elles sont partie prenante de l’intérêt général, et préserver leurs intérêts dans un environnement complexe et mouvant. L’une ne va pas sans l’autre.
L’intelligence économique, c’est un état d’esprit et une méthodologie, ancrés dans une approche pragmatique et factuelle des jeux d’influence qui impactent les activités des organisations. Elle est l’art de défendre, sans naïveté, ses intérêts et ses positions dans des environnements concurrentiels ou idéologiques potentiellement hostiles. Elle constitue aussi un appui à la décision, pour assumer des initiatives stratégiques en réponse à des mutations sociétales, légales, culturelles ou géopolitiques. L’intelligence économique est créatrice de valeur puisqu’elle vise à anticiper les risques et les menaces, à déceler des opportunités, à nouer des alliances stratégiques, à innover, à maîtriser les codes de communication et d’action de ses opposants pour réinventer les siens propres et conserver un coup d’avance.
En s’engageant de plus en plus dans la société, en mettant plus lisiblement leurs savoir-faire au service de défis d’intérêt général et en veillant à être vertueuses dans leurs pratiques sociales ou environnementales, les entreprises assument une part accrue de responsabilité collective. En agissant ainsi, elles s’exposent davantage – leur moindre faux pas étant scruté et exploité contre elles –, elles prennent aussi position dans le débat public, assumant des choix qui ne sont pas univoques, nourrissant des oppositions…Plus on s’engage, plus on s’expose : à la critique, à des attentes nouvelles…
C’est pourquoi l’éthique d’une entreprise ne se résume pas à ses engagements sociétaux. Elle se doit d’être responsable aussi vis-à-vis de ses intérêts légitimes propres, n’évoluant pas dans un environnement neutre, ni amical par principe. Son éthique tient aussi à sa capacité à sécuriser ses actions, à protéger sa réputation, à assumer des initiatives stratégiques en étant attentive aux mouvements de société, à maîtriser les codes de ses détracteurs, à anticiper les mutations de son environnement…
Vous avez exploré la question du complotisme. En quoi son essor affecte-t-il le monde de l’entreprise ?
Le complotisme, c’est d’abord de la manipulation. Pour beaucoup de mouvances contestataires, qui ciblent les institutions et le « grand capital », les multinationales sont des cibles de choix, et le complotisme s’avère pour elles une arme de pointe pour semer le doute, pour décrédibiliser, en exploitant les codes de la société de l’information spectacle.
Le complotisme – quand il est subi et sincère en quelque sorte –, c’est de la défiance au carré. Or, la défiance est très élevée dans la société française, notamment envers les élites (cf. le baromètre du Cevipof), ce qui inclut les dirigeants des grandes entreprises. C’est pourquoi il faut être attentif à ne pas désincarner la gouvernance des grandes entreprises parce que c’est une fonction qui est plus politique que jamais. Cela demande de la proximité, de l’écoute, de la pédagogie, mais aussi une vision et du courage, pour tenir des positions qui échappent au mainstream, aux « tendances »…
Le complotisme se focalise, en outre, sur les « puissants ». Or, les grandes entreprises sont devenues les puissants du monde ; elles ne connaissent pas les frontières et c’est elles qui maîtrisent l’innovation de pointe, en la produisant ou en la rachetant. On le voit avec les Gafam and co. Ces entreprises ne sont pas seulement les plus grandes capitalisations boursières mondiales : elles captent, elles surveillent et punissent ; elles façonnent l’avenir du monde. Dixit le métaverse, ce fameux monde parallèle virtuel dans lequel nous basculons lentement mais sûrement.
Le complotisme pose aussi la question des fake news. Le complotiste sait se servir très habilement de faits réels pour semer le trouble. Si on veut les attaquer à la racine, ma conviction est qu’on ne luttera pas efficacement contre les fake news uniquement avec des connaissances contre lesquelles elles ont appris à se défendre. Il faut aussi les destituer sur le terrain des croyances et des valeurs collectives. Là est tout l’enjeu d’une société moderne qui peine à réinventer ses dogmes et ses transcendances.
Nous vivons un dépeuplement et un appauvrissement de nos arrières plans symboliques. Or, les élites ne s’auto-référencent pas. Je citerai ici régis Debray : « Le commandant suprême n’est jamais qu’un lieutenant. Le Prophète aussi. Avec un Autre au-dessus de soi, on devient audible et crédible (…) C’est la République qui s’exprime par la bouche de Clemenceau, le Prolétariat mondial par celle de Lénine et la France éternelle par celle de de Gaulle. Transcendance, c’est confiance. D’où la difficulté des pouvoirs politiques sans une autorité symbolique en amont. En manque de références, suite à l’érosion des reliefs, ils ne savent plus à quel saint se vouer. Comme lors de la Covid-19, l’exécutif doit, pour s’accréditer, faire de la science sa verticale. Problème : la science médicale est sujette à controverses, suppositions et incertitudes, par quoi justement elle est science. C’est l’inconvénient de n’avoir pour caution que du relatif et du tâtonnant, ce que n’étaient pas l’Être suprême, la Justice et la République. Quand le transcendant lui fait faux bond, le pouvoir perd son crédit. »
Interview disponible sur https://raisons-d-etre.fr/2021/11/23/vincent-lamkin-france-exemplaire-rse