Trois questions au politologue Eddy Fougier

Eddy Fougier, auteur de Malaise à la ferme. Enquête sur l’agribashing (Editions Marie B, 2020) intervenait le 20 octobre dernier dans le cadre d’un webinar Opinion Valley dédié aux « Nouveaux champs du débat en agriculture ». Il revient ici sur les causes de l’incompréhension entre société et monde agricole et les conditions pour qu’un débat apaisé et productif s’instaure sur les questions agricoles et agroalimentaires.

D’où vient l’incompréhension entre la société et le monde agricole ?

L’incompréhension qui peut exister entre la société et le monde agricole provient en grande partie du fait que ceux-ci ont pris des chemins divergents ces dernières décennies. Les agriculteurs sont de plus en plus des fournisseurs de matières premières en amont du système alimentaire. L’évolution de la société n’a donc pas été une contrainte qu’ils devaient prendre en compte, à la différence notable des acteurs de ce système en position de « front office », comme l’industrie agroalimentaire et la grande distribution qui sont de facto beaucoup plus sensibles aux attentes sociétales. Or les agriculteurs, dans leur majorité, n’ont pas vu combien la société avait changé ces dernières années, dans ses exigences comme dans ses attentes.

Parallèlement, une grande partie de la société a été de plus en plus déconnectée du monde rural et agricole. Elle est habituée à ce que les rayons de produits alimentaires soient pleins et que les prix restent relativement abordables. En même temps, elle se montre de plus en plus soucieuse de tout ce qui a trait à la santé, à l’environnement et au bien-être animal, tout en ayant une vision souvent fantasmée de l’agriculture et de la campagne, notamment sous l’influence de la publicité de l’industrie agroalimentaire. C’est tout particulièrement le cas des nouvelles générations qui sont les premières à ne pas avoir passé leurs vacances à la ferme. Les agriculteurs n’ont pas perçu que le « consensus permissif » qui existait jusqu’alors par rapport à certaines pratiques (usage de produits phytosanitaires, élevage intensif) était progressivement remis en cause, tandis que la société n’a pas pris conscience du fait que l’agriculture et les agriculteurs n’étaient plus les paysans d’antan (avec les poules qui picorent dans la cour de la ferme) ou ne correspondent pas aux caricatures souvent véhiculées par le monde associatif ou la presse (avec les avions qui épandent des pesticides sur les champs).

Quelles sont les conditions d’un débat apaisé sur les questions agricoles ?

Les questions agricoles font l’objet d’un vif débat en France depuis quelques années qui est largement devenu un débat de nature idéologique. Il s’agit principalement d’un débat sur le meilleur « modèle » agricole qui oppose les partisans d’une agriculture dite conventionnelle aux défenseurs d’une agriculture biologique. Il se double aussi d’un débat sur la viande entre ses contempteurs (végans, antispécistes) et ses avocats. Ce débat s’est notamment focalisé sur un certain nombre de sujets qui ont été transformés en controverses : OGM, pesticides, notamment les néonicotinoïdes, qualifiés de « tueurs d’abeille », ou le glyphosate, élevage intensif, etc. Chaque camp accuse l’autre d’agir en vue de défendre les intérêts de lobbies (agro-industriel, bio ou substituts de viande) ou d’en être les « idiots utiles » et disqualifie donc d’emblée tout ce qu’il peut dire.

Non seulement, ce débat ne rend pas compte de la réalité de l’agriculture, ou plutôt des agricultures françaises, compte tenu de la grande diversité des productions et des modes de production qui ne se réduisent pas à cette opposition binaire entre conventionnel et bio. Mais, en plus, il paraît dangereux et largement irresponsable de politiser et d’idéologiser des sujets qui relèvent de la satisfaction de besoins vitaux, comme c’est le cas de l’agriculture et de l’alimentation. Cela ne signifie pas pour autant bien évidemment que l’on ne doit pas débattre de questions agricoles.

Dans un tel contexte, il est indispensable de créer les conditions d’un débat apaisé et serein en dépassant les positionnements idéologiques et dichotomiques de part et d’autre. La réalité, ce n’est pas tout blanc ou tout noir, c’est quelque chose de nuancé et de complexe. Cela vaut pour l’agriculture, comme pour les protagonistes de ce débat. Les agriculteurs ne sont pas les simples porte-paroles ou victimes d’un système agro-industriel qui seraient indifférents aux conditions de vie de leurs animaux ou aux pollutions que leur mode de production est censé générer. De même que la société n’est pas composée uniquement de bobos, de végans et d’« écolos ». Il convient par conséquent de dépasser les préjugés réciproques et d’accepter en particulier deux réalités. La première est que l’on a besoin de toutes les formes d’agricultures pour répondre aux besoins très différents d’une société fragmentée, avec des catégories qui veulent des produits de qualité « quoi qu’il en coûte » et des catégories, plus contraintes financièrement, qui souhaitent avoir accès à des produits de qualité, mais à des prix abordables. La seconde réalité est que les agriculteurs ne doivent pas établir d’amalgame entre (1) des associations, qui ont des objectifs très spécifiques notamment de nature abolitionniste (appelant donc à la fin des pesticides dits de synthèse ou de l’élevage), (2) des journalistes et des leaders d’opinion « engagés » dans un combat ou une dénonciation, et (3) le grand public qui se pose des questions la plupart du temps légitimes sur la façon dont son alimentation a été conçue, mais sans savoir comment cela se passe dans les champs ou dans les usines de l’agroalimentaire. En clair, il ne faut pas tout mettre dans le même sac car la société est plurielle, tout comme l’agriculture.

Les raisons de croire en un possible rapprochement ?

J’ai un positionnement que je qualifie de « réaliste possibiliste » qui consiste à partir de la réalité, même si elle peut être dérangeante, tout en gardant en tête le fait qu’il existe toujours une solution pour régler les problèmes. En ce qui concerne les relations pas toujours simples entre société et agriculture, il ne faut donc pas se voiler la face, il faut accepter l’existence de ces incompréhensions, tenter de les analyser et de les comprendre. Mais il convient aussi de considérer que rien n’est irréversible.

Contrairement à ce que l’on peut entendre de temps en temps, il n’y a pas de cassure entre la société et le monde agricole, mais seulement des incompréhensions, voire quelquefois des tensions sur le terrain. En outre, les enquêtes d’opinion tendent à montrer que les agriculteurs restent populaires. Enfin, il est d’autant plus raisonnable de croire à un rapprochement que, tant du côté de la société que d’une partie du monde agricole, des premiers pas ont déjà été faits. Ainsi, se diffuse de plus en plus dans la tête des consommateurs le fait que l’acte de consommation devait être responsable, et sous l’influence d’expériences comme C’est qui le patron ?!, que consommer responsable, c’était aussi assurer un revenu décent au producteur. Cela se traduit notamment par le plébiscite des consommateurs en faveur des circuits courts (magasins de producteurs, AMAP, plateformes du type La Ruche qui dit oui !) et le besoin de retrouver un contact direct avec les producteurs. Une partie des agriculteurs, de leur côté, a également pris conscience du fait qu’ils devaient reprendre en main leur communication en s’adressant directement aux consommateurs, en montrant ce qu’ils font au quotidien et en effectuant un travail pédagogique en toute transparence sur les réseaux sociaux, que ce soit les plateformes vidéos avec les AgriYoutubeurs, ou Twitter avec FranceAgriTwittos, mais aussi dans la vie réelle, via des visites à la ferme, des magasins de producteurs ou diverses initiatives qui se multiplient un peu partout sur le territoire français ces dernières années. Pour moi, tout cela va dans le bon sens, mais n’est pas sans doute pas suffisamment connu du grand public, notamment citadin. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre Malaise à la ferme. Enquête sur l’agribashing (Editions Marie B, 2020) à destination de ce grand public pour parler de ces initiatives et pour encourager un tel rapprochement car celui-ci est indispensable tant pour la société que pour les agriculteurs.