Interview : Eric Delbecque et Vincent Lamkin répondent aux questions de l’ADN
En ce début janvier, l’ADN s’intéresse aux enjeux de la communication de crise et publie l’interview d’Éric Delbecque, expert en intelligence économique et stratégique, et Vincent Lamkin, directeur associé et fondateur, chez Comfluence.
À l’heure où l’information est sans cesse détournée, les entreprises ne sont pas à l’abri d’une guerre de réputation. Les enjeux de la com’ de crise en sont transformés : il ne s’agit plus de réagir mais d’anticiper.
Le climat actuel fait la part belle au développement de théories du complot. En quoi est-ce que cela constitue un risque pour les entreprises ?
Vincent Lamkin : Les théories complotistes sont le versant sociopathologique d’une crise de confiance majeure que traversent nos sociétés dans leur ensemble. Considérer que les buts finaux nous sont cachés, que nous sommes manipulés, que ceux à qui l’on doit accorder notre confiance sont en réalité à la manœuvre pour leurs propres intérêts… tout cela engendre des risques majeurs, notamment pour les élites concernées : les médias, les leaders politiques et dirigeants d’entreprise. C’est un terreau idéal pour que des détracteurs puissent construire leur stratégie.
Eric Delbecque : Il faut comprendre que le complotisme est l’effet socio-politique d’un phénomène plus général : celui de la manipulation de l’information. C’est une offensive réputationnelle, dont le principe de base est la courbure de l’information. On altère une certaine partie de l’information pour en tirer des conclusions bien particulières, sans mise en perspective. L’infoguerre est un vrai problème pour l’ensemble des organisations, puisque l’on vit dans une reconstruction permanente de la réalité. Le risque informationnel peut devenir un risque réputationnel. Quand les entreprises sont concernées, cela vise une déstabilisation qui peut avoir plusieurs raisons : concurrentielle, idéologique, politique… ou activiste.
Y a-t-il des secteurs qui sont particulièrement touchés ?
V. L.: Aucun n’est, a priori, complètement épargné. On observe, en parallèle d’une montée en puissance des logiques d’engagement des entreprises sur le terrain sociétal – RSE, raison d’être…–, le renforcement d’une conviction que ces discours positifs dissimulent des motifs plus triviaux et des intérêts très particuliers. C’est pourquoi la moindre faille qui mettrait à mal l’engagement des entreprises est exploitée par ses détracteurs, pour objectiver cet écart mensonger. En toile de fond, les guerres de modèles que se jouent les entreprises. Les énergies renouvelables et le nucléaire, les circuits courts et la mondialisation, les coopératives et le capitalisme… il s’agit de terrains de tension qui se retrouvent dans les modèles idéologiques exacerbés de l’époque.
Quels sont les risques concrets de ces stratégies de déstabilisation ?
E. D. : Plusieurs catégories sont concernées. Les premières cibles, ce sont les produits des entreprises. On peut aussi s’attaquer aux dirigeants, à un événement particulier, une implantation… Les guerres d’information peuvent prendre deux formes : soit elles inventent une réalité qui n’existe pas, soit elles courbent ou réinterprètent des faits réels pour leur donner un sens totalement nouveau. Prenons la crise du Covid-19 : la précipitation des organisations conduirait à des décisions irrationnelles associées au complot mené par les Big Pharma et les élites, Bill Gates en tête. On réécrit des faits existants pour leur donner une signification complètement improbable.
En quoi la période actuelle est-elle inédite à ce niveau ?
E. D. : Les médias qui courent après les réseaux sociaux jouent le rôle de loupe grossissante. Ils deviennent un laboratoire de l’exacerbation des affrontements informationnels. Cet effet, combiné à une époque très idéologisée et propice aux activismes – et donc à des formes de radicalité –, marque quelque chose de nouveau dans l’absence de nuances. C’est un terrain particulièrement fertile à la manipulation de l’information et à l’acceptation de ces reconstitutions délirantes.
V. L. : Il se joue une mutation structurelle importante. Les sociétés ont toujours eu maille à partir avec les puissants. Aujourd’hui les entreprises sont des puissances à part entière. Par leur influence et leur économie, elles sont parfois plus importantes que les pays. Elles sont donc devenues des actrices intégrées dans la résolution des grandes questions de société, là où les États subissent une crise de moyens. Ce nouveau rôle les expose plus que jamais aux enjeux réputationnels. Elles sont tiraillées entre le fait d’être gouvernées par leurs intérêts économiques et celui d’être des actrices engagées. Leurs logiques de gouvernance ne changent pas beaucoup tandis qu’elles développent dans leurs discours la prise en compte de l’intérêt général.
Pour parer ces risques, vous misez sur l’intelligence économique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
E. D. : L’intelligence économique est l’alliance de trois orientations de travail : la veille, la sûreté des organisations et les logiques de communication d’influence. Dans une période de submersion de données, la veille permet de trier, de sélectionner des informations pertinentes et de leur donner un sens, de prendre de la distance et d’établir différentes grilles de compréhension du monde. Il s’agit ensuite d’identifier les vulnérabilités et de les traiter. Les infoguerres reposent sur les contradictions des objectifs affichés avec beaucoup de véhémence. Il faut traiter ces dissonances. Faire de la sûreté, c’est protéger les personnes, les biens, les informations et repérer les points d’amélioration. Enfin, tout l’enjeu de la communication d’influence, c’est de se faire comprendre correctement de la part des bons acteurs. Il s’agit donc de comprendre leur diversité, comment leur parler et comment faire en sorte que les perceptions que l’on transmet de soi-même soient les bonnes. Cela repose sur une bonne logique argumentaire, ainsi qu’une bonne compréhension des biais cognitifs. L’intelligence économique intervient dans une perspective stratégique.
Le monde n’est pas fait que d’entente et de cordialité : il est fait de structures concurrentielles, parfois de confrontations, de divergences. Il faut accepter ce climat, et se placer dans une logique d’anticipation stratégique. L’idée est de comprendre ce qui est en train d’émerger au moment où cela se produit, et non pas lorsqu’il est trop tard. Il est alors trop compliqué de s’insérer dans une situation défavorable. Et pour cela, le seul paramètre qui compte est d’arriver à prendre de la distance. L’intelligence, c’est faire le lien entre les interprétations de la réalité.
V. L. : On touche là à l’évolution des enjeux de la communication de crise, qui est désormais bien plus ancrée, structurellement, dans le quotidien des activités des organisations. Idéalement, les sujets ne se gèrent plus a posteriori, lorsque le problème est avéré : on les règle proactivement, afin d’éviter l’acmé de la crise. On ne peut plus agir de façon ponctuelle, en one shot.
Vous dites qu’il est important de parler à tous ses publics, même à ses détracteurs. N’est-ce pas risqué ?
E. D. : Le dialogue renvoie souvent à la posture idéologique des acteurs. Ça peut être productif, sauf quand on fait face à une logique d’opposition plutôt que de confrontation dans l’intelligence collective. Visibiliser leur incapacité au dialogue ne favorise pas le déploiement d’une communication d’influence à leur égard. Surtout si celle-ci demande une stratégie juridique. L’intelligence économique peut aussi mettre en valeur l’information qui a du sens lorsque la dynamique de dialogue se révèle impraticable.
V. L. : Sans compter que les entreprises n’ont pas forcément les bons réflexes. Souvent, par exemple, elles ont tendance à répondre aux attaques en mode défensif, se plaçant de fait dans une posture de justification. Alors qu’elles doivent décrypter les fragilités de l’organisation à la manœuvre, entrer dans la conflictualité en désamorçant son opposant sur sa nature même et ses motivations.
Pourquoi les entreprises n’ont-elles pas les bons réflexes ?
E. D. : C’est surtout vrai chez les grandes. Elles sont faites pour produire, obtenir des résultats. Savoir lire les événements, comprendre les stratégies des autres, leurs valeurs idéologiques… tout cela demande de la distance, du temps, des sciences humaines. Et elles en n’en ont que peu. Il faudrait créer un bureau d’intelligence des événements, il y a urgence. Mais naturellement, les entreprises ne sont pas configurées pour prendre ce temps-là.
Interview réalisée par Mélanie Roosen, à retrouver ici : https://www.ladn.eu/entreprises-innovantes/transparence/complotisme-entreprises-strategie-intelligence-economique/