3 questions à Adrien Dubrasquet

Ancien élève de l’École Normale Supérieure, Adrien Dubrasquet dirige aujourd’hui la cellule audit et stratégie chez Comfluence. Il vient de clore une importante réflexion sur « Le véganisme, une idéologie du XXIe siècle » et nous en parle…

On a le sentiment que l’alimentation devient de plus en plus un vecteur de valeurs et qu’elle révèle des affirmations identitaires dans la société… Est-ce le sens de votre analyse ?

L’alimentation s’inscrit en effet de plus en plus dans le prolongement des démarches identitaires et vient, en retour, les confirmer. J’ai découvert le sujet lors de ma participation à la rédaction du rapport sur l’Islam en France, avec l’Institut Montaigne. Le sondage qui avait été conduit pour dresser le tableau plus exact de la population musulmane nous avait révélé l’importance du halal. La consommation halal prenait une telle ampleur que celle-ci devenait un sixième pilier de l’islam, sinon le principal. Cette place du halal est un révélateur des transformations profondes de la pratique religieuse qui est comme « saisie » par le marché. Plus que la connaissance du Coran ou le respect des pratiques cultuelles traditionnelles, c’est la consommation halal qui « fait » le musulman. D’où le fait que le halal ne se limite pas à la viande ou à l’alimentation mais envahisse tous les domaines de consommation, des vêtements jusqu’aux produits financiers.

C’est un mécanisme similaire qui s’opère dans le cadre du véganisme. Ici, des convictions politiques très affirmées (en matière de défense de la cause animale ou de lutte contre le réchauffement climatique, par exemple), qui, il y a une ou deux décennies auraient été défendues au sein de structures partisanes, trouvent un nouveau terrain d’expression à travers la consommation quotidienne. Pour le dire autrement, les végans mènent un combat politique, mais ont déserté l’arène politique pour investir pleinement la sphère économique : il n’y a pas de parti végan, comme on peut trouver des partis écologistes ou souverainistes, mais il y a de plus en plus de produits végans dans les rayonnages, et pas seulement alimentaires. Comme dans le cas du halal, le véganisme promeut un style de vie éthique dont l’adoption passe par l’achat de vêtements, de produits cosmétiques végans par exemple, et qui peut même aller jusqu’à acheter des croquettes véganes pour ses animaux de compagnie. Au-delà de cet aspect anecdotique, c’est toute une contre-culture qui se met en place, sauf qu’elle ne se dresse pas contre la société de consommation comme c’était le cas avec le mouvement hippie par exemple, mais en épouse pleinement les codes.

Bien que ce mouvement soit encore extrêmement minoritaire, son arrivée en France marque un point de bascule, je crois. Si la consommation engagée a toujours existé, elle était toujours adossée à des mouvements politiques – pensons par exemple à la consommation de produits issus du commerce équitable et aux mouvements altermondialistes. Désormais, avec le véganisme on assiste à une forme d’autonomisation de la consommation engagée qui se détache de la sphère politique. C’est en ce sens que je parle du véganisme comme d’une idéologie pour le XXIe siècle : contrairement aux mouvements idéologiques qui ont traversé le XXe siècle et ont cherché à changer nos institutions politiques, le mouvement végan cherche seulement à transformer radicalement nos pratiques de consommation. Ou plus exactement, il vise à transformer la société en révolutionnant notre consommation.

Quels sont les principaux impacts de ce développement de la consommation engagée pour les entreprises ?

Je vois deux évolutions majeures. Tout d’abord, le marché devient un « espace d’action », un nouveau terrain de lutte, un nouvel enjeu de pouvoir complémentaire et concurrent de la sphère institutionnelle et politique. Dès lors, il n’y a pas que la consommation qui peut être engagée, la production aussi. Il est emblématique de l’époque et caractéristique de ces mutations profondes que désormais les entreprises s’investissent dans des missions qui sont habituellement dévolues au politique : les débats autour de la responsabilité sociétale des entreprises en matière environnementale ou de promotion de la diversité, par exemple, montrent la volonté des acteurs économiques de transformer la société, en agissant directement sur les processus et les conditions de production.

Ensuite, au cœur de la consommation engagée se niche l’idée que l’acte d’achat individuel a un impact politique et que la somme des actions individuelles viendra à terme modifier le cours des choses. Cette démarche implique donc de pouvoir mesurer, à l’échelle individuelle ou à l’échelle du ménage, l’effet de son action. Les labels ; les opérations du type « à chaque achat du produit X, il sera reversé 1 € à l’association Y » ; l’étiquette « énergie propre » que l’on retrouve désormais sur les ampoules, les appareils électro-ménagers ou les annonces immobilières ; ou plus récemment le nutri-score qui mesure, sur une échelle allant de A à E et du vert au rouge, la qualité nutritionnelle des produits alimentaires, sont autant de dispositifs qui permettent de quantifier, à l’échelle individuelle, les externalités générées par nos achats. A ce titre, l’application Yuka, qui permet de scanner les étiquettes de chaque produit, d’évaluer leur composition et d’analyser leur effet sur notre santé est emblématique de cette tendance comptable qui gagne notre société. La diffusion de la pensée végane s’adosse sur cette tendance à mesurer l’impact individuel de chaque produit et vient la renforcer : être végan, c’est être comptable de soi-même. C’est à mon sens la deuxième évolution majeure pour les entreprises qui sont de plus en plus invitées, pour ne pas dire obligées, par les consommateurs à évaluer les externalités de chaque produit qu’elles créent et commercialisent.

Plusieurs entreprises sont directement impactées par le mouvement végan. Comment réagissent-elles ?

Si les intrusions physiques dans les abattoirs ou les élevages sont régulièrement médiatisées, la majorité des actions menées par les végans ne bénéficie pas d’une telle publicité. Dans leur ensemble, les entreprises doivent surtout affronter des campagnes de « naming and shaming », qui visent à dénoncer nommément celles qui n’adoptent pas un comportement vertueux. Pour se prémunir contre ces attaques, ces entreprises font appel à des cabinets de conseil spécialisés dans la communication et la gestion de crise qui réalisent un travail de veille sur les réseaux sociaux, analysant les réactions suscitées par le lancement d’un nouveau produit ou d’une nouvelle publicité, mais sans aller très en profondeur le plus souvent. L’objectif est d’abord de déminer toute polémique naissante, avant qu’elle ne devienne virale et dépasse l’étroit cercle de la communauté végane.

Autre stratégie visant à éviter de réveiller les critiques des militants végans : développer sa propre gamme de produits végans. Ils sont nombreux à se lancer dans cette voie. C’est le cas de Nike, qui propose une douzaine de baskets véganes, sans cuir animal. C’est aussi le cas de l’industriel de la viande Herta et sa gamme « Le bon végétal » composée de steak à base de soja et de blé, de galettes de légumes, d’effilochés à base de soja, etc. Ici, l’entreprise s’adapte à l’évolution du marché en intégrant les critiques dont elle est l’objet dans son offre de produits. Les effets négatifs générés par la recomposition de la demande et l’apparition d’une nouvelle catégorie de consommateurs sont absorbés positivement par la création d’une nouvelle gamme de produits, par une extension de l’entreprise qui, en plus d’aliments à base de protéines animales, fabrique et commercialise désormais des aliments à base de protéines végétales.

L’activisme physique et surtout numérique des végans devient un instrument nouveau de marketing. Les groupes industriels, en créant des produits végans, légitiment une partie de leurs revendications militantes et surtout ouvrent un nouveau marché. Industriels et végans, malgré eux, se donnent la main et s’investissent dans une stratégie commune : les premiers développent une offre adaptée à chaque segment de clientèle quand les seconds consolident leur communauté. Le mouvement végan connaît un tel succès d’audience et suscite une telle résonnance dans notre société parce qu’une partie du monde économique mesure désormais les bénéfices futurs qu’il pourra tirer de cette communauté de consommateurs engagés.