La grande démission : fantasme ou réalité ?

Les États-Unis font face à une nouvelle crise, inédite et dont on peine à mesurer pleinement les effets et la portée réelle à moyen ou long terme. Il s’agit d’un phénomène, lié en partie à la crise sanitaire et aux adaptations auxquelles nous avons été contraints pendant 2 ans, que les Américains ont qualifié de « Great resignation » ou de « Big quit », et que nous avons traduit par « Grande Démission ». 

Des pans entiers de secteurs d’emploi font face à une vague de démissions sans précédent ou connaissent des difficultés de recrutement inédites dans le cadre du retour à la normale de l’activité économique. Les métiers réputés difficiles ne sont pas les seuls touchés : nombre de cadres ou de jeunes diplômés ont décidé de quitter leur emploi du jour au lendemain. Ainsi, aux États-Unis, ce ne sont pas moins de 4,5 millions de démissions qui ont été enregistrées pour le seul mois de novembre 2021. Au total, ce sont près de 38 millions d’Américains qui ont donné leur congé au cours de l’année écoulée, dont 36% d’entre eux sans aucune nouvelle perspective professionnelle, selon une étude de McKinsey parue en septembre 2021. Plus étonnant, si environ 40% des employés américains évoquent leur volonté de démission dans les 3 à 6 prochains mois, ils sont les deux-tiers à soutenir qu’ils pourraient partir sans avoir trouvé un nouvel emploi. La Grande Démission ne se caractérise pas par une mobilité de l’emploi accrue mais par un départ massif du monde travail.

Quel sens donner à ce phénomène ? Il est sans doute un peu tôt pour poser un jugement définitif sur ce mouvement, dont on ne sait s’il est de nature conjoncturelle ou structurelle ; on ne peut qu’avancer des hypothèses et tenter d’en éprouver la pertinence. 

Première explication, la plus rassurante : il s’agit d’un phénomène passager. Il est courant en effet, soutiennent les économistes, que les périodes de reprise économique s’accompagnent d’un mouvement de main d’œuvre. Démissions et licenciements, disparition et création d’entreprises, embauches et changement de statut : une période de reprise économique est aussi un moment de restructuration du champ économique. En somme, nous serions au cœur d’un épisode schumpéterien de destruction créatrice. Si cette lecture est séduisante, elle n’est pas entièrement pertinente. D’une part ce phénomène s’installe dans la durée, tendant à démontrer que le structurel prend le pas sur le conjoncturel. D’autre part, si mobilité de l’emploi il y a, elle se distingue par le volume important d’individus qui sortent du monde du travail sans intention d’y retourner à court ou moyen terme. Il y a la conjoncture, mais il y a surtout une rupture dont il importe de comprendre les fondements.

Seconde explication, mêlant dimensions structurelle et conjoncturelle : la crise sanitaire a eu un effet catalyseur. Les périodes de confinements successifs, la rupture avec la vie normale, l’angoisse de la maladie et de la mort, la distinction entre métiers essentiels et non essentiels, ont conduit nombre d’Américains à revoir leurs priorités et privilégier leur épanouissement personnel. C’est une nouvelle hiérarchie de valeurs qui se fait jour au terme de la crise de la COVID, marquée par une forme d’hédonisme mâtiné, d’un sentiment de fatalité. Carpe diem, quam minimum credula postero. Cette explication ne saurait toutefois constituer un facteur d’explication sur le long terme : dans une société marquée aussi fortement par la culture judéo-chrétienne, dans laquelle le travail occupe une place particulière, la Grande Démission signifierait une accélération de la sortie de la religion, l’entrée soudaine dans une post-modernité à la faveur d’une crise unique. Si la crise COVID a pu représenter un bouleversement momentané de la société, elle n’a pas renversé la hiérarchie des valeurs ni ouvert la porte à une crise morale et spirituelle. En cela, la Grande Démission peut être regardée comme le pendant des réflexions engagées dans les démocraties occidentales autour de la question du revenu universel qui, au-delà de sa dimension sociale évidente, interroge la place et le sens du travail, de l’acte même de travailler, du fait de vendre sa force de travail en échange d’une rémunération. 

Troisième explication, convoquant une grille de lecture sociologique : la Grande Démission est le reflet de l’inadéquation entre les attentes des employeurs et celles des employés, l’expression d’une incompréhension mutuelle. Il s’agit d’un des principaux apports de l’étude conduite par McKinsey sur le sujet. Là où les employeurs pensent que les critères recherchés par leurs employés sont, outre une juste rémunération, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle et le bien-être au travail, les employés démissionnaires citent parmi les principaux facteurs qui ont motivé leur décision le sentiment de n’être pas suffisamment valorisés par l’entreprise (54%) ou leurs managers (52%) ou l’absence d’un sentiment d’appartenance au travail (51%). Il y a là de solides bases pour comprendre ce phénomène, mais les chiffres sont éloquents : elles ne l’expliquent qu’à moitié.

Quatrième explication : la Grande Démission n’illustre pas seulement un problème organisationnel mais spirituel. Elle est la manifestation d’une crise du sens du travail. En ce sens, elle diffère des crises de l’emploi que nous avons pu connaître précédemment : les gouvernements des pays occidentaux ont en effet fortement soutenu l’emploi en 2020 et 2021 et initié un plan de relance de façon à endiguer le risque de contraction économique. C’est une crise d’un autre type, plus profonde : c’est une conséquence directe de la montée de l’insignifiance. En effet, si les secteurs professionnels réputés difficiles et faiblement rémunérateurs au regard de la dureté de la tâche sont particulièrement exposés (médico-social, hôtellerie et restauration) à cette tendance démissionnaire, les cols blancs y sont également sujets. La Grande Démission serait à la fois une extension et une généralisation du phénomène repéré par l’anthropologue David Graeber et théorisé dans son livre majeur Bullshit jobs. Selon l’anthropologue, la société moderne repose sur l’aliénation de la majorité des travailleurs de bureau, qui accomplissent nombre de tâches inutiles et sans réel intérêt pour la société, mais qui permettent malgré tout de maintenir de l’emploi. Cette vacuité du travail quotidien explique une large partie des troubles psychosociaux, le sentiment de mal-être diffus qui gagne une partie des cadres : le travailleur s’engage dans une forme de « démission intérieure », ce que les psychologues du travail américain appellent le « brown-out ». On doit au journaliste et essayiste Jean-Laurent Cassely d’avoir le premier tenté de prendre la mesure de l’ampleur du phénomène en France dans son ouvrage La révolte des premiers de la classe, paru en 2017 dans lequel il analyse les motivations qui conduisent nombre de jeunes gens, fortement diplômés sinon multi-diplômés, évoluant dans un milieu très urbain, à rompre brutalement une carrière toute tracée et lucrative et se reconvertir dans des métiers manuels ou artisanaux : plomberie, boulangerie, menuiserie, etc. 

S’il est prématuré de s’engager plus avant dans les directions listées ci-dessus, on peut sans grand risque affirmer d’ores et déjà que la Grande Démission est une crise multi-factorielle, aux ressorts à la fois économiques et domestiques, organisationnels et spirituels, conjoncturels et structurels.

Y a-t-il une Grande Démission française ?

On en arrive à présent au deuxième train d’interrogations : la vague de démissions qui a déferlé sur l’Amérique menace-t-elle de submerger d’autres continents ? La France court-elle le risque d’être touchée à son tour par la Grande Démission ? Là encore, il est tôt pour arrêter une position définitive ; nous ne disposons seulement que d’un faisceau d’indices, qui plus est contraires et contradictoires.

Les données statistiques fournies par la DARES (ministère du travail) attestent que la France connaît ces derniers mois d’importants mouvements de main d’œuvre. Ainsi, en 2021, le nombre de démissions de salariés en CDI a respectivement bondi de 10,4% et de 19,4% par rapport à juin et juillet 2019, ce qui représente plus de 302.000 départs en deux mois contre 263.000 en 2019. Les ruptures conventionnelles ont, quant à elles, progressé de 15,4% et 6,1% sur la même période, pour atteindre 85.000 contre 77.000 en 2019. Une lecture hâtive et partielle pourrait conclure à une traduction française de la Grande Démission. Replacés dans leur contexte et mis en perspectives, ces chiffres invitent à une plus grande retenue. 

D’une part, depuis l’instauration de la rupture conventionnelle en 2008, le taux de recours à cette modalité de cessation du contrat de travail connaît une croissance régulière sans qu’il soit réellement possible de noter une accélération soudaine ou une dynamique nouvelle.

D’autre part, à la différence de l’économie américaine, ces mouvements de main d’œuvre ne s’accompagnent pas d’une sortie du monde du travail. Bien au contraire… En effet, le taux d’emploi en France a atteint 67,5% de la population active au troisième trimestre, soit un niveau record jamais observé depuis 1975. Ainsi, on recense 6 121 200 contrats de travail signés dans le secteur privé (hors agriculture, intérim et particuliers employeurs) au troisième trimestre 2021, en France métropolitaine, soit autant qu’avant la crise sanitaire et en nette hausse par rapport au trimestre précédent (+19,3% après +5,8% au 2e trimestre). Bien évidemment, ce retour de la France dans une économie du plein emploi ne met pas un terme aux difficultés de recrutement structurelles que peuvent connaître certains secteurs : les tensions recensées dans les secteurs de l’hôtellerie et de la restauration, du bâtiment et de la construction en France sont l’expression d’une pénurie de main d’œuvre, d’une difficultés à fidéliser durablement les salariés qui s’expliquent avant tout par des critères socio-démographiques (une population vieillissante et, partant, un nombre d’actifs décroissants) et économiques (une pénibilité du travail que ne vient pas suffisamment compenser le taux de rémunération).

À ce titre, on peut soutenir que le SMIC joue un véritable rôle de bouclier contre la Grande Démission. En effet, si l’ensemble des secteurs de l’économie américaine sont touchés par cette nouvelle tendance sociétale, il convient de noter que les départs sont majoritairement recensés dans le secteur des services mal payés et exposés au Covid-19. Ainsi, sur les quelques 4,5 millions d’Américains ayant démissionné en novembre 2021, 20% étaient dans l’hôtellerie-restauration, 18% dans le commerce, 13% dans la santé et l’aide sociale et 17% dans les entreprises de services. La Grande Démission peut ainsi être lue comme une conséquence du mouvement à la hausse des salaires qui s’était engagé dans l’économie américaine avant la pandémie, dans un contexte de plein emploi. On rappellera que l’entreprise Amazon, désormais second employeur privé des États-Unis, avait joué un rôle déterminant en fixant en 2018 à 15$ son salaire horaire minimal. Au cœur de la crise sanitaire, Amazon a procédé a des centaines de milliers d’embauches et occupe désormais un rôle de mètre étalon en matière de rémunération dans l’ensemble du pays : les propositions salariales sont systématiquement comparées aux conditions offertes par l’entreprise de logistique. La Grande Démission serait-elle la conséquence principale de « l’amazonisation » de la société ? Les rigidités du marché du travail français, ici un salaire minimum à l’échelle nationale, souvent dénoncées, constitueraient-elles un frein efficace à une trop grande mobilité de la main d’œuvre qui aujourd’hui porte préjudice à l’économie américaine ? Ce ne sont pas là les moindres des paradoxes ! 

An nescis quantilla prudentia mundus regatur. Ces données statistiques invitent à minimiser l’impact de la Grande Démission en France, tout en n’écartant pas le fait que la vague est peut-être à venir… En cela économistes partagent de nombreux traits avec les épidémiologistes : la prédiction, annoncée avec des accents prophétiques, se révèle souvent erronée, le ras de marée promis se réduisant à une vaguelette et les mesures prophylactiques préconisées se révélant disproportionnée au regard de la réalité du terrain  ! S’il y a une leçon à tirer de la crise sanitaire que nous venons de traverser, c’est bien celle de se garder de jouer les Cassandre ou de faire preuve d’une trop grande complaisance à l’égard des prophètes de malheur.

Survient alors une dernière question : s’il n’y a pas de réalité de la Grande Démission dans notre pays, pourquoi intéresse-t-elle autant ? Et si la passion pour la Grande Démission n‘était tout simplement pas le reflet des peurs, l’expression des inquiétudes, la projection des angoisses que partagent employeurs et responsables des ressources humaines ? C’est cette piste que nous nous proposons d’explorer en dernière instance.

L’inquiétude partagée par les employeurs et les représentants d’organisations professionnelles révèle moins un risque économique qu’un impensé. Tel est notre postulat. Cet impensé, c’est la question de « l’employeurabilité ». Là où de longue date ont été développés des critères et des outils permettant de mesurer et d’évaluer l’employabilité des salariés et des collaborateurs, force est de constater que nous sommes en peine pour définir et apprécier, de la façon la plus objective, les qualités des employeurs et de nos entreprises. Quelles sont les caractéristiques du bon employeur ? Qu’est-ce qui rend une entreprise attractive ? Comment nos organisations parviennent à fidéliser leurs collaborateurs ? Comment mesure-t-on la qualité de la relation entre un employeur et ses salariés, entre une entreprise et ses collaborateurs ?

Suave mari magno… La douce épouvante que suscite depuis la France l’observation de la vague des démissions américaines l’intérêt porté à la Grande Démission est le révélateur de l’absence de réponse collective à ces questions. Si les recruteurs et les DRH ont travaillé à la réalisation de grilles d’analyse et d’outils permettant de déceler les soft skills et de jauger les hard skills, c’est un chantier encore vierge qu’il nous faut engager sur la « valeur employeur ». C’est un champ nouveau qu’il faut investir, à la jonction entre la sociologie des organisations et le discours de marque, au croisement des problématiques RH, des stratégies des organisations, et enjeux d’image. 

Travailler l’employeurabilité d’une entreprise, c’est se doter des clefs pour accroître son taux d’attractivité et sa capacité de fidélisation, c’est lier dans une même réflexion la question de la RSE et celle du management, c’est faire travailler ensemble à l’élaboration d’un discours commun, d’une dynamique partagée et d’outils de pilotage collectifs les directeurs des ressources humaines, de la communication et de la stratégie. 

Perspectives : Exit, voice, loyalty. 

L’économiste Albert Hirschman a distingué 3 types de comportements des usagers et consommateurs face à une institution ou une entreprise : la défection (exit), l’interpellation (voice) ou l’adhésion (loyalty). Les comportements de ruptures ou de critique ont pour objectif de souligner et de corriger les défaillances d’une entreprise ou d’une organisation, l’invitant à réviser la qualité de ses prestations. Ce raisonnement peut être élargi à la relation employeur-employé : la démission ou la formulation de critiques à l’égard de l’organisation sont autant d’indices de l’affaissement de son employeurabilité.

Les interrogations autour de la Grande Démission sont une invitation à repenser le fonctionnement de nos organisations et le sens de nos entreprises. Provoquer l’interpellation, tel est le défi qui nous est lancé. Donner la parole à ses employés, à ses clients, aux acteurs de son écosystème est ainsi un préalable nécessaire pour doter une entreprise ou une organisation des outils nécessaires permettant de revaloriser son attractivité et de renforcer sa capacité d’intervention. 

Entretiens de recrutement, entretiens de licenciement… Et si l’innovation, en matière RH, consistait à mener désormais des « stay interviews » ?

Par Adrien Dubrasquet, directeur de la cellule Audit & Stratégie de Comfluence